Avant de débuter cet article, il convient de rappeler que si le journaliste peut (et se doit) de
cultiver le débat, son travail n’a pas pour vocation de se substituer à celui de la loi. La critique
de cinéma est chose sérieuse mais ne saurait déborder le cadre qu’elle s’est assignée : les
films et le partage troublant que ceux-ci engagent avec le réel.
L’affaire Depardieu semble avoir justement remis sur le devant de la scène la porosité de ce
partage. La diffusion du reportage « Gérard Depardieu : la chute de l’ogre » sur France 2 le
07/12/2023 a alimenté discussions, débats, réactions au point que M. Macron lui-même a cru
bon de donner son avis sur l’affaire. Si les images diffusées dans le reportage marquent et
sidèrent à la fois, c’est peut-être parce que le Depardieu qui y apparaît ne révèle nullement un
nouveau visage mais renvoie le spectateur à une inquiétante familiarité qui, non sans heurt,
nous confronte à notre propre expérience de spectateur.
En automne 2023, alors qu’il était parti en tournée pour interpréter les chansons de Barbara,
Depardieu était accusé de viol. Dans une lettre ouverte publiée par Le Figaro, l’acteur niait
l’agression et revendiquait le fait d’être également « une femme qui chante et qui chante une
femme, Barbara ». Rejetant l’accusation d’avoir exercé une emprise sur sa victime supposée,
Depardieu se justifiait en ces termes : « Moi-même je suis sous emprise : mon ADN, la
famille, la société, l’argent, le spectacle, l’alcool et le cinéma qui ont fait de moi une nature ».
Une nature d’acteur que convoque Depardieu pour se défendre, écrivant avoir : « fait souvent
ce que personne n’ose faire : tester les limites, bousculer certitudes, habitudes et, sur un
plateau entre deux prises, entre deux tensions… rire, faire rire. Tout le monde n’a pas ri ».
L’accusation prend sous sa plume le constat d’un échec : celui de n’avoir pas atteint son but, à
la manière d’un comédien qui aurait simplement manqué son effet. Depardieu apparaîtrait
alors piégé dans son propre rôle, trahi en quelque sorte par sa fonction qui consiste à amuser
le public et à se fondre dans un corps qui n’est pas le sien (chanter une femme, c’est devenir
soi-même femme).
Cette reprise du paradoxe du comédien est aujourd’hui encore relayée par la presse (le
qualificatif d’ « ogre » repris à satiété par les journalistes exprime bien cette part chimérique
propre aux êtres de fiction) mais a également été brandie par la famille Depardieu dans une
tribune publiée dans le JDD quelques jours après la diffusion du reportage sur France 2. Ses
proches dénoncent un montage mensonger, faisant référence aux extraits du documentaire
réalisé par Yann Moix lors de son séjour en compagnie de l’acteur en Corée du Nord.
Depardieu y apparaissait en effet violent verbalement, alpaguant de façon ordurière telle ou
telle jeune femme à grand renforts de regards insistants et autres grognements. Face à ces
images, la famille de l’acteur est unanime : « C’est en parole et devant une caméra qu’il
[Gérard Depardieu] ose tout, jouant de la provocation avec l’interlocuteur du moment. Il joue
tout le temps… en une heure, il peut jouer l’innocent dans un corps d’ogre (Obélix), le poète
bagarreur (Cyrano) et le voyou des Valseuses ». Comprendre : tout ceci n’est que du cinéma ;
comprendre encore : vous n’avez pas le droit de l’accuser pour les mêmes raisons qui vous
l’ont fait aimer.
Depardieu victime de ses rôles ? Peut-être, mais alors la chose peut également se comprendre
selon une lecture inversée. À la suite des accusations de viol et de la diffusion du reportage, le
cinéphile a peut-être repensé à Welcome to New York (2014), film mal-aimé d’Abel Ferrara
ouvertement inspiré de l’affaire DSK. Depardieu y incarnait le rôle d’un roi de la finance
accusé d’agression sexuelle. Dans un entretien filmé accordé à Télérama le 14/05/2014,
l’acteur défendait la caution fictionnelle du film et l’importance symbolique qu’il avait
accordé à son rôle. Se disant ennemi de la violence, l’acteur fustigeait la charge médiatique
dont fait les frais son personnage tout en décrivant ce dernier comme dévoré par son hubris et
jouissant d’un sentiment d’impunité qui aura finalement raison de son pouvoir. À réécouter
cet entretien, un sentiment étrange nous saisit. Le faux DSK filmé par Ferrara semble
anticiper sur l’actualité réelle de l’acteur comme si celui-ci avait projeté sur son personnage
ses craintes, ses angoisses, et peut-être quelque chose de sa mauvaise conscience. L’affaire
Depardieu nous rappelle alors que la fiction opère souvent à la manière d’un réel prémédité.
À en croire l’accusé et ses proches, le jeu aurait donc fini par posséder l’acteur. À l’inverse, si
l’on écoute les plaintes des victimes, ce même jeu se présenterait comme un confortable
bouclier, une caution pour légitimer les actes les plus répréhensibles. Les uns regrettent que le
jeu déborde parfois l’écran, tandis que les autres fustigent un acteur qui aurait sciemment
confondu le monde et l’écran. Entre ces deux faces du même miroir, il y a Depardieu, acteur
total ou totalitaire, se protégeant derrière son rôle, prenant en otage ses personnages.
Dans cette perspective, Depardieu pourrait apparaître comme l’anti-Actors Studio. Le style
d’un Robert De Niro ou d’un Al Pacino, d’un Dustin Hoffman ou d’un Daniel Day-Lewis se
situe en effet à l’opposé de celui de l’acteur français. Pour ces adeptes du jeu jusqu’au-
boutiste, il s’agit moins d’affirmer son emprise sur le rôle que de se laisser posséder par son
ombre et se soumettre à son empire. Il n’y a qu’à comparer l’interprétation de Depardieu dans
Welcome to New York et de De Niro dans The Wizard of Lies (Barry Levinson, 2017), autre
portrait d’un despote de la finance au comportement violent et profondément misogyne, pour
s’en assurer. Alors que De Niro avait opté pour le maquillage traditionnel transformant son
apparence (prothèse nasale, modification capillaire) pour nourrir son personnage, Depardieu
avait opté pour l’authenticité, se dénudant à l’écran, dévorant le cadre de sa pesanteur pour
mieux renforcer le malaise des séquences sexuelles particulièrement crues qui émaillent le
film. S’exposer au risque de se trahir, vieille antienne de l’acteur qui chez Depardieu prend
aujourd’hui la forme d’un dérapage incontrôlé.
Depardieu est Cyrano, Depardieu est Obélix, Depardieu est Barbara clament ses défenseurs.
Mais ces grandes figures du patrimoine culturel français sont-elles Depardieu ? La question
reste ouverte. L’art du jeu repose sur la capacité à feindre la transgression des frontières pour
ouvrir le spectateur aux ressources illimitées de l’imaginaire. Feindre et non tester car il y
aurait alors risque que la scène s’efface, que les projecteurs s’éteignent et que l’acteur
revienne à sa condition humaine, trop humaine.
Jacques Demange