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May December. Trompeuse constance

Où situer May December ? Dans la filmographie de Todd Haynes, le film n’incarne nul commencement ou pivot, aucun achèvement ou quelconque concrétisation. Film de la continuité d’abord, May December reprend les principaux motifs développés par le réalisateur de Safe (1995), Loin du paradis (2002) et de Carol (2015) et les prolonge sans chercher à les mener à leur terme. Film-suspens à l’image du style d’un cinéaste qui préfère souvent s’attarder plutôt que conclure les actions prises en cours lorsque débutent ses films. Pour Haynes comme pour Elizabeth (Natalie Portman), actrice se préparant à interpréter le rôle d’une mère de famille ayant purgé une peine pour corruption de mineur, la question dramatique se joue et se noue dans l’intention. Face à elle, son modèle, Gracie (Julianne Moore), coule désormais des jours heureux avec Joe (Charles Melton), son ancienne victime transformé en époux et père exemplaire, en apparence. Car chez Haynes l’apparence compte, ses reliefs faisant voir l’irrégularité du fond. Pour pénétrer son cinéma, il faut d’abord s’attarder sur la façade et comprendre que le decorum exige une attention soutenue.

Constance et rupture

La scène principale du drame prend la forme d’une maison familiale à Savannah en Géorgie, au moment où les après-midis de printemps se gonflent déjà du souffle chaud de l’été. Le temps relève ici du présent continu. C’est Gracie qui ouvre le film, s’affairant en cuisine tandis que Joe s’occupe du barbecue. L’apparition de la bande-musicale de Marcelo Zervo, tout en artifices, anticipe sur l’arrivée de Elizabeth pour infuser un semblant d’inquiétude dans la quotidienneté des gestes et des répliques. L’arrivée de l’actrice marque une rupture invisible à l’intérieur de l’atmosphère du film. Parce qu’elle ne s’affiche jamais comme une évidence, la rupture ne saurait être consommée. Chez Haynes, le point de bascule a ceci de saisissant qu’il est toujours déjà advenu. Carol s’ouvrait ainsi sur l’après-rupture des deux protagonistes féminins, tandis que la rencontre de Gracie et Elizabeth n’a d’autre objectif que de poursuivre une structure traumatique déjà en place. Pour l’actrice, le quotidien de Gracie prend la forme d’une vaste répétition en vue du film à venir. Sa méthode (observer, prendre des notes, explorer les lieux du passé) semble d’abord parodier la Méthode Actors Studio, mais exprime en substance l’une des lois essentielles du cinéma de Haynes : l’existence quotidienne n’est jamais traversée par l’intensité d’une première fois mais se limite au re-vivre du rituel social. D’où l’importance chez le réalisateur du sentiment amoureux qui s’oppose à la répétition aliénante et rompt avec la constance de l’ordinaire. Le sentiment amoureux, nous rappelle Haynes, est justement extra-ordinaire, il extrait le sujet des normes, il repousse les limites des conventions. La chose avait été brillamment illustrée par la relation interraciale de Loin du paradis et celle, homosexuelle, de Carol, elle est intelligemment prolongée et approfondie par May December.

Prismes trompeurs

En s’éloignant de l’Amérique des fifties et en choisissant d’ancrer son récit dans le presque-contemporain, Haynes prend paradoxalement une espèce de distance avec son propre sujet de prédilection. Le réalisateur ne tourne plus la clé mais préfère placer son œil dans la serrure. Cette modification s’explique sans doute par la nouveauté du triumvirat, imposant un tierce dans la composition du couple. Cette variation permet à Haynes de revenir de façon directe à son matériau premier : le portrait de femme. Si May December lorgne clairement du côté du Persona de Bergman (le surcadrage du miroir aidant), c’est par l’encadrement de la figure de Gracie que permet la présence de Joe et Elizabeth. Là où le premier métaphorise une espèce de Galatée désirant secrètement échapper à la vigilance de son Pygmalion (dans une jolie inversion des genres proposée par Haynes), la seconde renvoie à Gracie un reflet d’elle-même altérée par le prisme de l’image télévisuelle. Le petit écran inscrit de facto un second tierce dans la réflexion de Haynes. Là où Carol faisait de la texture granuleuse de l’image 16mm un matériau mis au service du discours charnel déployé par le film, l’image électronique de la télévision distancie les rapports institués par May December. La représentation télévisée est d’abord celle des reportages télévisés qui, quelques années plus tôt, participèrent à la médiatisation du fait-divers, mais également celle du téléfilm qui fut tiré de celui-ci. Les images de ce dernier constituent pour Elizabeth le premier prisme à partir duquel peut se comprendre le parcours de Gracie. Prisme trompeur que Haynes représente par la reprise consciente de certains codes de mise en scène qui finissent par déborder les limites du petit écran pour injecter leur artificialité dans le foyer intime du couple.

Corps à corps solitaires

Pour combler cette mise à distance imposé par le traitement du fait événementiel, il faut revenir à quelque chose du contact. Contact d’emblée entravé à l’image des rapports de Joe et Gracie. Au début du film, l’odeur du jeune adulte perturbe son épouse au moment d’un enlacement avorté, tandis que progressivement s’immisce dans leur relation les relents d’un complexe œdipien mal digéré et peut-être encore mal compris. Et Elizabeth ? Son corps à corps solitaire dans la remise d’une animalerie et ses appels téléphoniques à son producteur qui suggèrent une relation extra-conjugale renvoient la vedette à la frustration du couple dont elle examine avec un soin méticuleux chacun des agissements et chacune des réactions. Haynes questionne la limite du rapport en même temps que la sensation d’une perte devenue progressivement de plus en plus envahissante. Le sanglot qui atteint Joe au moment de la cérémonie de remise de diplômes de ses enfants substitue souterrainement à l’image d’Épinal du père aimant celle d’un homme privé des joies de l’adolescence. Là où Carol et Loin du paradis faisait de la référence au mélodrame flamboyant du classicisme hollywoodien un moyen d’exprimer le déchirement d’une passion dévorante, May December écorne le récit sentimental par le constat d’un impossible refoulement. Dès lors, la surface du cadre est gagné par les colorations troubles et glauques d’un sordide pathologique. Il s’agira dès lors de relire le quotidien mis en scène à partir de pistes différentes, celle que Joe et Georgie (Cory Michael Smith), le fils de Gracie (musicien à la dérive tout droit échappé de Velvet Goldmine [1998]) offrent à Elizabeth. Les gestes de la ménagère modèle se modifient durablement. La pratique de la chasse par Gracie tout comme l’écriture de textos tendancieux par Joe mettent en branle les catégorisations établies. Entre prédation, corruption et victimisation (feinte, forcée ou sincère), ce jeu de personnalités multiple convoque moins une impression de quiétude qu’un comportement névrotique alimentée par une culpabilité tour à tour refoulée et actualisée par l’ensemble des protagonistes.

Un horizon en ruine

Chez Haynes, il s’agit moins de découvrir que de révéler, moins de dénoncer ou d’énoncer que d’ouvrir sur une multitude de possibilités. Cette idée se décline par le biais de différents motifs. Au colis envoyé à Gracie et Joe renfermant les matières fécales d’un ou d’une inconnu  répond l’élevage de chenilles de Joe. Enfermés dans leur chrysalide, les insectes se séparent du monde avant d’y revenir sous une forme différente. Avec soin, Joe se saisit du papillon et le laisse s’échapper vers un lointain incertain. Chez Haynes, l’horizon ne saurait se départir de son incertitude essentielle. Ligne flottante qui se reflète sans profiter de la matérialité rassurante de la frontière, l’horizon s’imprime d’abord dans l’intériorité des personnages pour éclairer les ruines de leur existence. Pour échapper, ne serait-ce qu’un moment, à la séparation de la fracture, le rapprochement des corps devient une nécessité. D’où ce beau plan où Gracie et Elizabeth s’observent communément dans le miroir, la première peignant les lèvres de la seconde de son bâton de rose à lèvres. Mais le face-à-face prend vite la forme d’un jeu de double qui met en cause l’harmonie de la composition visuelle. Joe et Gracie luttent autant contre les spectres du passé que contre les simulacres et les doublures qui guettent le monde contemporain. À la fin du film, Elizabeth rejoue face à la caméra la rencontre entre la mère de famille et le préadolescent. L’actrice demande à ce que la scène soit répétée à nouveau, puis à nouveau, et encore à nouveau, malgré l’exaspération de son réalisateur. La raison de ce recommencement incessant tient peut-être moins au perfectionnisme de l’actrice qu’à sa compréhension de l’enjeu de ce moment : un impossible dépassement dont elle-même ne parvient plus à s’affranchir. D’où la sensation de surplace qui marque le récit filmique, Haynes observant l’enlisement de ses protagonistes sans jamais chercher à tendre une main qui aurait risqué la compréhension feinte et la résolution de l’aliénation.

La peau et le regard

Laisser l’autre (se) raconter, voilà un autre grand enseignement du cinéma de Haynes. D’où, sans doute, sa qualité de direction et en particulier celle de ses actrices. Sans se départir de la maîtrise qui fait sa manière, une sensation de liberté imprègne le jeu de ses deux interprètes principales. La mise en abyme permet à Natalie Portman d’enrichir d’une donnée nouvelle son jeu scopique. Le regard de l’actrice se projette sur les surfaces réfléchissantes du décor, – miroirs, objectifs de la caméra et visages de ses partenaires -, pour imprégner la totalité de ses scènes d’une ambiguïté profonde. Cette idée qui caractérisait déjà certaines de ses représentations antérieures, s’approfondit ici d’une hyper-conscience qui suggère la possibilité d’une perte de contrôle. Ce jeu avec les limites marque également l’interprétation de Julianne Morre, actrice-fétiche de Haynes. Moins que le regard, c’est l’épiderme de l’interprète qui se présente comme le principal véhicule de ses émotions. Sa peau diaphane et ses traits marqués oscillent entre la transparence et l’opacité. Moore fait de chaque élément de son visage un signe qui peut s’accorder ou s’opposer aux autres. Sa bouche souriante ou légèrement entre-ouverte répond ainsi par contraste avec les lignes tombantes de son front, les sillons qui creusent la surface de ses joues. À la manière d’un entomologiste, Haynes observe ces discrètes épiphanies soudainement évanouies mais sans cesse ressuscitées par la grâce du gros plan.

Si May December peut être considéré comme un film-portrait, ce terme doit s’entendre selon une acception plurielle. On savait que Haynes excellait dans la représentation du couple, il déplie ici le cadre du tableau pour le transformer en un triptyque sans bordures. La façon du réalisateur peut alors rappeler celle du Vermeer des Ménines, superposant les seuils et les cadres, architecture foisonnante et concertée qu’il observe à la dérobée depuis le fond du plan.

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